En mars prochain, les électeurs français se rendront aux urnes à l’occasion des élections municipales, pour élire leurs maires et conseillers municipaux. Elle partage avec l’élection du chef de l’État le fait d’être à la fois très suivie par les électeurs et d’attribuer une responsabilité importante à celui qui sort victorieux. À la différence près que le maire tient, par essence, sa légitimité d’une double élection : élu à la fois au scrutin de liste et par la confiance de ses pairs.
Le maire est le chef du plus petit exécutif local, comme le président est le chef de l’exécutif national. Dans les faits et les responsabilités, toute proportion gardée, la symbolique est la même : on confie à une personne la gestion des affaires de la Cité. De par son statut, le maire incarne le processus d’aménagement de l’État unitaire : il est à la fois l’organe phare de la décentralisation et un vecteur de déconcentration. C’est toute une construction philosophique et juridique, complexe à saisir mais passionnante. C’est la même personne qui marie selon les lois universelles de la République — et nous voyons aujourd’hui, avec la proposition législative visant à interdire les mariages avec un étranger en situation irrégulière, que ce n’est pas un sujet mineur — et qui administre librement, sous sa responsabilité politique (ce point aussi mérite d’être nuancé), la gestion quotidienne d’une collectivité. La Constitution de 1958 consacre la décentralisation dès son article 1er, qui affirme que « l’organisation de la République est décentralisée ». Trois principes constitutionnels structurent la décentralisation : l’article 72 introduit la libre administration des collectivités territoriales (art. 72, al. 3) ; le principe de subsidiarité, selon lequel chaque niveau territorial exerce les compétences les plus adaptées à son échelle (art. 72, al. 2) ; et surtout la doctrine autrefois sacrée de l’autonomie financière, garantissant aux collectivités des ressources propres (art. 72-2, al. 1er). Ce n’est rien que de le dire, mais le maire est en charge des mêmes compétences, qu’il soit édile d’un « bassin de vie » de cinq cents ou de cinq cents mille habitants. Il va de soi que les moyens financiers et les marges de manœuvre ne peuvent pas être comparables. À noter aussi que la suppression de la taxe professionnelle, puis celle de la taxe d’habitation, malgré les compensations versées par l’État, ont fortement fragilisé les finances locales et relégué le maire au rang de simple figurant.
Municipales de 2026 : l’opportunité d’une pré-refondation institutionnelle.
Les dernières élections municipales, en 2020, ont connu une participation très faible. Mais ce mandat qui s’achève a été le révélateur d’une « impuissante envie de changer réellement les choses ». Les maires veulent agir, mais trop souvent, les contraintes — qu’elles soient internes, externes, conjoncturelles ou structurelles — les freinent. Avec près de 2 189 démissions depuis juillet 2020, selon une enquête de l’Association des maires de France, ce chiffre, en nette augmentation par rapport aux mandats précédents, confirme la fragilité de la fonction et les difficultés à l’exercer. L’avènement des EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) entraîne un éparpillement des compétences et une dépossession de responsabilité qui rend floue l’action publique et multiplie les dépenses. Ne sachant plus qui fait quoi, les risques de superposition et de tâches réalisées en doublon sont symptomatiques de l’incapacité des pouvoirs publics à privilégier l’intérêt collectif. Un récent rapport intitulé Coûts des normes et de l’enchevêtrement des compétences entre l’État et les collectivités : évaluation, constats et propositions , rédigé par Boris Ravignon en 2024, chiffre l’enchevêtrement des compétences à plus de 7,5 milliards d’euros, dont près de 4,8 milliards pour les communes. Le rapporteur va plus loin et dresse, à juste titre, le constat d’une « décentralisation entravée ». À la lecture de ce rapport fort intéressant, on est obligé de souscrire à l’analyse de Charles Millon, qui appelait, dans une tribune du Figaro en mai dernier, à sanctuariser le plus petit échelon local : « Seules les communes peuvent permettre à chacun de trouver son lieu d’enracinement et combler le fossé entre nantis et dépossédés que l’on voit se creuser chaque jour un peu plus en France. »
Ces élections municipales sont un test pour la République, à l’heure de la mondialisation et de l’européanisation : sera-t-elle encore en mesure de conserver un peu d’intérêt et de considération pour ses premiers serviteurs ?
La montée des violences est un facteur dramatique à soulever, responsable de près de 11 % des départs, selon le Centre d’analyse et de lutte contre les atteintes aux élus . Ce même institut gouvernemental fait état, en 2024, de 2 501 atteintes, qu’il s’agisse d’agressions physiques ou d’injures. Cevipof, en mai dernier, révélait que 60 % des maires ne souhaitent pas se représenter aux prochaines élections municipales ; l’insécurité est la deuxième raison invoquée. Les élus de la République ne sont pas hors de la société : ils subissent de plein fouet l’ensauvagement et la racaillisation de notre temps. Cette fonction, qui inspirait autrefois le respect et l’envie, est devenue l’incarnation de l’incapacité de la République à pacifier les mœurs et à protéger ses symboles.
Dans la République macronisée de 2025, on ne considère et ne protège plus suffisamment la démocratie et les élus !
2026, point de bascule du paysage politique français
Très brièvement, la vie politique de la Ve République reposait sur une alternance droite-gauche devenue règle jusqu’en 2017, année du casse électoral. Jamais une élection locale n’aura eu autant d’incidence sur la vie politique nationale : tel un scrutin nationalisé, elle interviendra à la veille de la fin d’un cycle inédit. Ces municipales décideront du sort des grandes familles politiques.
Les forces de gauche, sous l’emprise de la France insoumise à l’échelle nationale, s’efforcent de s’en dissocier au niveau local. Le Rassemblement national, au plus haut dans les intentions de vote nationales, ambitionne désormais un « grand chelem » en s’imposant, même modestement, dans des villes de plus de 300 000 habitants. Le Parti socialiste, rentier de l’influence locale, est déterminé à conserver ses bastions, solidement acquis et jalousement gardés. La droite, « retailleauisée », cherche paradoxalement à conserver une indépendance nationale en vue de 2027, tout en s’alliant localement avec des forces proches du président sortant. Enfin, les « Verts » sont toujours sommés de justifier leur exploit de 2020, lestés dorénavant par un passif désormais bien connu. Le camp présidentiel, mis en minorité à l’échelle nationale, existera-t-il encore à l’échelon local ou sera-t-il condamné à la figuration passive ?
Si l’on part du postulat comptable de 2020, les deux forces politiques arrivées en tête en 2022 — voire trois — sont presque inexistantes localement, ou tout du moins largement sous-représentées. Cela interroge sur notre fonctionnement démocratique et notre conception de l’action publique. À l’échelle européenne, la France fait figure d’exception dans cette incohérence récente. Pour nos partenaires, une question se pose : comment peut-on plébisciter, lors de scrutins nationaux, des forces totalement dépourvues d’ancrage local ? Il existe vraisemblablement deux éléments de réponse à ce paradoxe. Dans les deux cas, il s’agit d’élections très personnalisées, « d’homme à homme ». On tend à faire confiance à ceux qui tiennent la « boutique » depuis des années : c’est la prime au sortant. Son corollaire, détestable mais presque automatique, tant à droite qu’à gauche, c’est le clientélisme — d’abord simple marchandisation privée de l’espace public, qui devient peu à peu une machine à engranger des voix en monnayant la République.
Dans cette logique, le combat du sortant ne repose plus vraiment sur le bilan de ses engagements passés, mais sur sa capacité à donner l’illusion du renouveau tout en conservant sa stature de leader. En 2020, c’était frappant : les maires des grandes villes, dans un entre-deux-tours de trois mois, sans aucune certitude quant à leur réélection, ont dû préparer la gestion d’une crise sanitaire mondiale.
De leur côté, les oppositions, numériquement affaiblies par la prime majoritaire, sont condamnées à n’exister médiatiquement qu’en attaquant le bilan du sortant. Notre Code général des collectivités territoriales leur donne un rôle secondaire : la toute-puissance de la majorité, érigée en dogme au nom de la stabilité, engendre des situations ubuesques. Ce n’est que pendant la campagne municipale que l’opposition sortante bénéficie d’un rôle réel. Mise sur un pied d’égalité légal en vertu de la règle du temps de parole, elle est pourtant réduite à s’opposer à un bilan qu’elle a été incapable d’empêcher durant le mandat précédent. Autrement dit, elle sollicite un blanc-seing de la part des électeurs sur la base d’une volonté jamais réalisée. C’est prometteur… à condition que les électeurs s’en rendent compte.
Une telle élection, dans un tel climat, laissera nécessairement des traces dans notre architecture politique et institutionnelle. Ouvrira-t-elle la voie à une meilleure représentativité, à l’heure où se prépare déjà la collecte des parrainages pour la présidentielle de 2027 ? Permettra-t-elle de pacifier un tant soit peu notre vie institutionnelle, ou au contraire précipitera-t-elle l’éclatement des certitudes partisanes laborieusement acquises ? Osons espérer, à la suite de Charles Millon, que « ces municipales de 2026 permettent aux élus locaux de redonner des couleurs à la France des territoires » !
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